Retour à Reims [fragments], la leçon de cinéma de JG Périot

 

Le réalisateur Jean-Gabriel Périot est venu au Festival international du film de San Sebastian présenter son dernier long-métrage Retour à Reims (fragments), adapté du livre de Didier Eribon. Le film est en compétition dans la sélection Zabaltegui Tabakalera. Un film composé d'images d'archives, comme d'autres réalisations de Jean-Gabriel Périot. Rencontre.

Cette section du Festival de San Sebastian accueille des films de formats différents et explore de nouvelles formes de récits. Les films de Jean-Gabriel Périot sont régulièrement accueillis ici et notamment dans cette sélection dont il a gagné le prix en 2018 avec son court-métrage Song for the jungle, sur la « jungle » de Calais. Un plaisir toujours d'être à San Sebastian, confie le réalisateur qui rend hommage en passant au public qui, comme à Berlin, est un « vrai public très cinéphile, ouvert et très bienveillant. Il peut y avoir des désaccords dans les débats mais jamais de véhémence comme on pourrait avoir en France. »

Le réalisateur accompagne Retour à Reims [fragments], adapté du livre/essai autobiographique de Didier Eribon. Une histoire de la classe ouvrière au XXe siècle au prisme d'une famille, celle du philosophe. De ce premier texte « kaléidoscopique » - c'est son expression - qui court sur un siècle avec de multiples personnages, JG Périot a tiré un fil pour tricoter son propre récit et lui imprimer sa patte : utiliser les archives pour interroger la représentation de l'histoire - la petite et la grande - et les mémoires. Comprendre comment elles se construisent et infusent sur le temps présent. « Dans beaucoup de mes films, je passe par le passé pour interroger le présent », nous explique-t-il. Passer par le passé suppose l'archive et c'est un orfèvre en la matière : on se souvient de la somme Une jeunesse allemande ou de Nos défaites. Dans ce dernier film, le fil rouge est le personnage de la mère de Didier Eribon. À travers elle, il s'intéresse à la femme de la classe ouvrière en France et à sa représentation. Le film est construit en trois séquences : un temps sociologique dans lequel le cadre généalogique de la famille est planté, un temps plus politique dans lequel est rappelé le contexte politique dans lequel évolue une famille ouvrière française et un troisième temps, plus contemporain, celui des luttes actuelles, en l'occurrence le mouvement des Gilets jaunes. En voix off, des extraits du texte de Didier Eribon (« 15 pages sur 250 ») lus par la comédienne Adèle Haenel.

 

La genèse du projet

JG Périot est l'auteur d'une œuvre nombreuse et variée dans ses formes. « J'arrive souvent à mes films par des livres ; comme tout le monde, je pense à des sujets, j'ai des intérêts et commence à lire... et dans les hasards de lecture, de visionnage, il peut y avoir quelque chose qui traîne et sur lequel je commence à passer plus de temps, et qui peut déboucher sur un film. (Quelque) 90% de mes films viennent de là, d'intérêts que je développe et qui souvent commencent par des livres d'histoire. » Mais ce ne fut pas le cas pour ce dernier film. Au tout départ, la productrice Marie-Ange Luciani [qui est aussi la productrice de Arthur Rambo, le film de Laurent Cantet NDLR] « m'appelle en me disant : je voudrais faire une adaptation de ce livre et j'ai pensé à vous... parce que ce qu'elle voyait en lisant le livre c'était l'archive... Ma première réaction a d'abord été de dire non, parce qu'en général, quand le sujet est trop précis, même s'il m'intéresse, souvent je n'y vais pas. Ce n’est pas assez personnel..Mais j'ai quand même relu le livre et là j'ai compris : à la fois pourquoi elle me le demandait et des choses me sont apparues en relisant le livre en imaginant une adaptation possible - le regard est différent - et j'ai eu envie de transmettre certains passages du livre, notamment à des jeunes. De faire un peu le prof d'histoire à travers Eribon. »

Eribon et Périot partagent un peu la même histoire personnelle, même s'ils n'appartiennent pas à la même génération et si les typologies des métiers de leurs familles respectives sont différentes, mais « c'était aussi l'occasion de revenir sur ma propre histoire - sans que cela se dise dans le film - mais en tout cas de retravailler avec ça : d'où on vient et qu'est-ce que l'on fait avec ça. » Savoir d'où l'on vient et où on se situe, c'est important pour JG Périot. Il le disait déjà dans un intéressant entretien à la revue Ballast en 2018 : « Quand j’ai commencé à faire des films, j’avais une certaine appréhension à filmer le monde : je pensais même ne pas savoir le faire. Filmer nécessite de savoir où l’on est en tant que cinéaste, de connaître sa place dans le monde, de savoir d’où l’on regarde. Et s’il y avait bien une chose que je ne savais pas, c’était quelle était ma place dans et face au monde. »

 

Le travail avec archives

Chaque film représente des années de lectures et de travail, sur des temporalités différentes, aussi mène-t-il plusieurs projets de front. Le travail sur les images d'archives se fait par une documentaliste. « C'est obligatoire parce qu'une partie du travail de recherche est un peu technique, je n'en connais pas les usages. Emmanuelle (Koenig), avec qui je travaille, sait où aller chercher et cela rassure les ayants droits quand on passe par quelqu'un de professionnel, le réalisateur n'étant pas un professionnel de la recherche. Moi, quand je regarde les films, je m'attache au contenu : est-ce que ça m'émeut ou pas ? Est-ce que c'est intéressant pour le film ? Emmanuelle, elle, la question qu'elle se pose c'est : est-ce que le matériel existe, est-ce que le film est libre de droits, quels sont les problèmes juridiques posés, combien ça coûte ? Des questions prises en charge par la documentaliste et que moi je ne peux pas prendre en charge. »

Dans Retour à Reims, par exemple, il y a un court passage sur les femmes tondues en France à la Libération – un sujet auquel il avait déjà consacré un court-métrage très fort, Eût-elle été criminelle. « Il me faut trois images de femmes tondues, le nombre est assez fini, elle va me les trouver. Après, dans cette masse d'images, la partie subjective de mon regard et de mes émotions, ça ne se partage pas. Il va y avoir des images qui, pour Emmanuelle sont fortes, et qui pour moi ne le sont pas, et réciproquement. Elle me prépare plutôt des masses dans lesquelles je vais faire mon choix, alors que d'autres réalisateurs/documentaristes préféreront avoir un choix très réduit d'archives, sélectionné par le ou la documentaliste... Moi j'ai besoin de tout voir. »

 

Une subjectivité assumée

Tout voir pour ensuite sélectionner et monter. Dans ces différentes phases qui lui incombent, JG Périot utilise fréquemment le terme « émotion(s) », une subjectivité parfaitement assumée. « Le travail de regard s'exerce avec le montage. Et ce que j'aime beaucoup, c'est la part du hasard : comment le hasard joue au montage... Des fois, on met des images de côté pour plus tard et puis on repasse dessus et deux plans qui n'étaient pas pensés pour être ensemble, on les voit. Le hasard a fait qu'ils sont à côté et il se joue quelque chose... Ça change la manière dont on voit ces deux images, elles se répondent. La plupart du temps, ça ne se répond pas du tout, mais des fois il se passe des choses étonnantes et ça permet de mieux comprendre pourquoi certaines images, on les a retenues, mais on ne savait pas trop pourquoi. Et confrontées à d'autres images, elles s'éclairent ; la question devient plus précise. Et cette petite part de hasard, il faut se donner la possibilité qu'elle existe et l'écouter. Se faire confiance. C'est pour ça que mon point de vue à moi (réalisateur) et le point de vue du monteur que je suis se télescopent

De la même manière, il y a des images qui pour moi, réalisateur, sont évidentes et qui en fait ne trouvent pas leur place au montage. L'extrait, le plan refusent d'être montés. Et là, il ne faut pas forcer : même s'ils sont logiquement là, il y a trop de ruptures, ça ne marche pas et il faut les enlever. »

 

Les indispensables de Retour à Reims [fragments]

Et quand on lui demande quelles images ou quels extraits de films devaient être dans Retour à Reims (fragments) : « dès le début il fallait qu'il y ait le film de Rouch et Morin, la discussion dans l'escalier entre Angelo et Landry dans Chronique d'un été... » « J'aime beaucoup ce film et cette séquence en particulier, poursuit-il, l'image préparait ce qui vient à la fin du film (alors que l'image est donnée beaucoup plus tôt) sur le fait que quand on se situe comme appartenant à une classe, les différences raciales ne jouent plus. Cette image est très étonnante pour l'amitié évidente de ces deux garçons [qui se connaissaient avant d'être dans le film alors qu’ils prétendaient faire soudain connaissance au cours de cette scène, NDLR] que je trouve magnifique. En plus de leur travail à l'usine, leur amitié à l'œuvre m'émeut beaucoup. »

Autres images qui se devaient d'être là : Le joli mai de Chris Marker « avec cette femme quand elle nous présente son HLM, ça m'avait tellement ébloui quand j'avais vu le film, et les discours de Le Pen, dans un autre registre. Douloureux, mais il fallait qu'on l'entende. » Dans le deuxième volet du documentaire, les images mettent en exergue la disparition de la classe ouvrière du lexique politique en tant que classe, sa disparition à l'image (notamment à la télévision qui devient le média visuel prédominant) et la montée en puissance politique du Front national.

Il y a aussi des images manquantes et le réalisateur souligne le fait que dans les archives, les femmes ouvrières sont peu identifiées en tant que femmes et qu'il a été difficile d'illustrer certains points du livre/film comme la douloureuse question de l'avortement.

 

Cinéma politique ou cinéma sur la politique ?

Quand on évoque l'histoire et le cinéma, on pense souvent au travail de l'historien Marc Ferro, qui a notamment réfléchi au cinéma en tant qu' « agent de l'histoire ». Marc Ferro « considère à juste titre que la représentation de l'histoire dans les films ou des événements historiques est un outil historiographique », reconnaît JG Périot, mais avec cette réserve que l'historien « sous-estime l'outil du cinéma comme formes artistique et technique, qui dit énormément aussi en terme historique. On ne peut parler de Naissance d'une nation (WD Griffith 1920) seulement à propos de son contenu : (dans ce cas) le film ne dit pas grand-chose à part que c'est un film raciste. Après, quand on interroge la création cinématographique, le film en tant qu'objet, là ça devient complexe. C'est ça ma différence avec Ferro, je le trouve incomplet. Il est trop intéressé par le sujet du film et pas par la manière dont le sujet est montré, donné dans le film...

Quand on parle de cinéma politique on confond souvent avec le cinéma sur la politique. Et on oublie l'importance de la forme comme manière de questionner le regard, de changer le regard de questionner ce que l'on montre. Et qui souvent est un point de vue politique sur ce qu'on est en train de filmer ou quand il s'agit d'archive sur les événements du passé. Et moi qui travaille sur des contre-histoires, des contre-événements, ça ne peut être que dans des « contre-formes » ou en tout cas dans des formes différentes des formes classiques de représentation. »

 

Le jeune public plus réceptif à de nouvelles formes de narration

Dans Retour à Reims, il évoque son désir évident de transmettre une histoire à des gens qui ne la connaissent pas ou mal. De la transmettre à des jeunes.

« Dans le cinéma français, on m'a toujours mis à part : c'est du cinéma expérimental, c'est du cinéma politique, c'est du cinéma bizarre, pas du vrai cinéma, pas de la fiction... Ces distinctions-là, elles ne sont pas opérantes avec les plus jeunes. On peut utiliser en terme pédagogique tellement de formes, c'est passionnant. » D'où l'intérêt du réalisateur pour le jeune public. Il est réceptif à de nouvelles formes de narration. « Au final, je m'aperçois que le public auquel je m'intéresse le plus, celui avec lequel j'ai le plus envie de travailler, c'est les jeunes gens. C'est d'aller dans les lycées, à la rencontre de très jeunes étudiants, parce qu'ils reçoivent souvent assez bien mes films : ils ne sont pas gênés par la forme, ils aiment bien que ce soit différent et ça pose des questions et c'est le moment où on peut discuter. C'est encore l'âge où on accepte d'être surpris et où on n'a pas encore tranché sur : ça c'est du cinéma, ça, ce n'en est pas ».

Pour son prochain film, il s'intéresse d'ailleurs à des films tournés à Sarajevo pendant le conflit dans l'ex-Yougoslavie. « Des jeunes gens (amateurs ou étudiants de cinéma) ont filmé dans la ville. Ils ont continué à filmer pendant le siège et en même temps ont dû répondre à l'obligation militaire de défendre la ville. » Il revient sur cette histoire avec certains filmeurs et leurs archives, « des images étonnantes et parfois inattendues parce que c'est filmé par des gamins ». Un film dont la genèse remonte à 2006 ou 2007, il ne sait plus très bien. Le temps de l'histoire et le temps du cinéma sont décidément des temps longs.

 

Isabelle Le Gonidec
RFI
23 septembre 2021
https://www.rfi.fr/fr/culture/20210923-festival-de-san-sebastian-retour-à-reims-fragments-la-leçon-de-cinéma-de-jg-périot